Les belles heures du duc de Berry

Sous la direction d'Hélène Grollemund et Pascal Torres, Paris, Louvre Editions-Somogy Editions d'Arts, 2015.

 

L'ouvrage, réalisé à l'occasion de l'exposition "Les Belles Heures du duc de Berry" au musée du Louvre (5 avril-25 juin 2012), reproduit intégralement les miniatures du manuscrit dans leur format original en les accompagnant d'extraits de texte traduits. 

 

Le texte du livre propose une histoire du livre d'heures et de la carrière de ses auteurs, les frères de Limbourg ainsi que des éléments d'analyse de la composition matérielle du manuscrit. Il replace également l'oeuvre dans un double contexte, celui de la popularité, à la fin du Moyen-Âge, des livres de prière pour laïcs que sont les livres d'heures et celui de l'art gothique français au tournant du siècle. Enfin, un article est consacré à la postérité de l'oeuvre des frères Limbourg.

 

L'ouvrage proposé par les éditions du Louvre et Somogy est remarquable à la fois par la beauté des illustrations et par la qualité des textes. La peinture de manuscrit est ainsi analysée comme une manifestation de l'art gothique que l'on doit considérer comme une des formes de sa production très variée, allant de l'échelle la plus monumentale à celle des fins travaux de la sculpture et de l'orfèvrerie.

 

Cependant, il manque à ce beau catalogue d'exposition une mise en contexte plus historique qui rende aux princes de Valois et au faste de leurs cours leur place politique et sociale dans le royaume de France. Le lecteur reste finalement un peu sur sa faim. Gourmand, on aurait voulu voir le manuscrit mieux réintégré dans les splendeurs matérielles de la cour de Jean le Magnifique. 

Le mécène: Jean le Magnifique, duc de Berry

Cette représentation du duc de Berry est tirée des Très riches Heures, conservées au musée Condé. Elles est aujourd'hui dans le domaine public. Cliquez sur l'image pour voir le fichier d'origine.

Point de beaux manuscrits sans un riche mécène, un homme capable de supporter le coût extrêmement élevé d'un parchemin parmi les plus fins, de pigments variés importés de contrées lointaines et d'un travail de virtuoses. Les Belles Heures font partie d'une collection d'art dans laquelle figurent également le manuscrit très célèbre des Très riches Heures du duc de Berry, mais aussi divers objets d'arts. Jean Ier, dit le Magnifique, possède également de nombreuses résidences à Paris et en Province. 

 

Jean Ier, duc de Berry (1360-1416), est le fils du roi Jean II le Bon (1319-1364) et le frère du roi Charles V (1338-1380). Pendant la guerre de Cent ans (1337-1453), il participe à la reconquête du Poitou, une région contrôlée par les Anglais depuis de XIIè s. Après la mort de son frère, le roi Charles V, il devient tuteur du nouveau roi, son fils Charles VI. Ce dernier devenu fou, ses oncles Jean de Berry et Philippe de Bourgogne (dit le Hardi), ainsi que son frère, Louis d'Orléans, gouvernent le pays. Ils doivent affronter, en plus de la menace anglaise, une série de révoltes antifiscales (=contre les impôts versés au roi).

 

Mais surtout, à partir de 1407, une guerre civile s'engage entres le camps de Jean sans Peur, fils de Philippe de Bourgogne (mort en 1404), proche des Anglais, et Charles d'Orléans (dont il a assassiné le père). Jean de Berry se tient à l'écart, jouant au début un simple rôle de médiateur. La guerre des Bourguignons et des Armagnacs, qui finit par avoir pour enjeu le trône de France: les Bourguignons refusent que le Dauphin Charles (le fils de Charles VI) devienne roi, car il serait le fils illégitime de Louis d'Orléans (c'est là qu'intervient le célèbre personnage de Jean d'Arc), mais Jean de Berry, mort en 1416, n'en verra pas la fin.  

Les frères de Limbourg, descendants d'une dynastie d'artistes

Les Belles Heures du duc Berry sont l'œuvre de Hermann, Paul et Jean de Limbourg, accueillis en 1404 à la cour de Jean de Berry qui leur confie ainsi leur premier travail important, terminé en 1408 ou 1409. Ils seront également les auteurs du livre des Très riches Heures, commencé autour de 1411-12 et interrompu par leur mort en 1416. Les trois artistes étaient auparavant employés par le frère cadet du duc, Philippe le Hardi, duc de Bourgogne, qui leur avait confié la réalisation des images d'une Bible moralisée (=accompagnée de textes d'explication).


Les frère de Limbourg seraient les fils d'un sculpteur, Arnold de Limbourg et de Metta Malouel, sœur du peintre Jean Malouel, originaire de Nimègue (une ville libre d'Empire) et peintre de Philippe le Hardi. Arnold était originaire de Limbourg (une ville du duché de Limbourg, qui appartient, depuis peu, au duc de Bourgogne, Philippe le Hardi) mais il est installé à Nimègue (aujourd'hui aux Pays-Bas).

 

Les frères de Limbourg sont ainsi les descendants d'une véritable dynastie d'artistes, peintres, orfèvres et sculpteurs au service des puissants. La mère de deux des jeunes gens les envoie se former à Paris alors qu'ils n'ont que 10 et 13 ans, auprès  d'un orfèvre de la cour du duc de Bourgogne. Ils finissent par être également embauchés par le duc en 1402 et restent auprès de lui jusqu'à sa mort deux ans plus tard.

 

Lorsqu'ils passent au service de Jean de Berry, les frère de Limbourg sont traités comme des personnages importants. 

Ce tableau a été peint par Jean Malouel (v. 1370-1415), l'oncle des frères de Limbourg.

L'oeuvre est dans le domaine public. Cliquez sur l'image pour accéder au fichier d'origine (Wikimedia). 

Les livres d'Heures, forme dominante du manuscrit enluminé à la fin du Moyen-Age

Les livres d'heures dominent la production de manuscrits destinés à la dévotion privée.
Les commandes laïques de manuscrits enluminés sont majoritaires par rapport aux commandes ecclésiastiques, monastiques et universitaires à la fin du Moyen-Âge. Ils sont le principal instrument de la dévotion privée jusqu'au milieu du XVIè s., date à laquelle ils commencent à être remplacés par des livres imprimés. Les cours des Valois au tout début du XVè s. sont un lieu central de cette production. 

 

Le succès des livres d'Heures s'explique par :


-Le développement de formes de piété privée et la recherche d'un lien plus intime (sans intervention du clergé) avec Dieu.

 

-Le développement de bourgeoisies urbaines qui ont les moyens d'investir dans des

manuscrits de luxe.

 

-A partir du XVIè s, l'appropriation des psaumes par les laïcs. Jusqu'ici récités par les membres du clergé, les psaumes sont des hymnes adressés à Dieu, qui se distinguent à la fois par leur valeur morale (par le rejet du péché) et spirituelle (ils sont des déclarations d'amour et des demandes de pardon adressées à Dieu) ainsi que par la poésie du texte. Les psautiers (recueils de psaumes) étaient illustrés de scènes tirées de la Bible. Ces psautiers s'enrichissent progressivement d'un calendrier des saints, des cantiques, d'une litanie des saints, de l'office des morts, des récits de la Passion (souffrances du Christ au moment de sa captivité et de sa crucifixion) et des prières. Certains passages des psautiers devaient être lus à certaines heures de la journée. C'est les ancêtres des livres d'Heures, qui sont en réalité des psautiers simplifiés: ils ne conservent que les Heures de la vierge et les Heures de la croix et du Saint-Esprit, deux prières à la vierge, le calendrier et la litanie des saints (une prière citant le nom des saints), des psaumes, des lectures des Evangiles et l'office des morts. Mais chaque livre d'Heures est composé librement, à partir de cette structure de base, selon les préférences de son commanditaire.


Les Belles Heures, par leur contenu textuel, sont assez classiques. C'est par la richesse de leur programme iconographique qu'elles font exception. 

L'art des frères de Limbourg

Les frères Limbourg sont de véritables virtuoses. Ils maîtrisent parfaitement les techniques de leur art et sont capables de dépasser les normes en vigueur pour faire preuve de créativité et de nouveauté. Ils développent les tendances de la peinture de manuscrit de leur temps, qui est celui d'une transition entre l'art gothique et l'art de la Renaissance :

 

-Plus de profondeur, par l'emploi d'éléments architecturaux, de paysages en arrière-plan ou de la perspective atmosphérique.

 

-Une représentation emprunte de symbolisme, par la place conférée notamment à certains motifs architecturaux, tels que les colonnes ou les portes, et décoratifs, dans la composition d'ensemble.

 

-Une représentation emprunte également de naturalisme, dans la place accordée à la nature, végétale et animale, dans l'extrême précision des drapés, mais aussi dans la très forte expressivité des attitudes et des sentiments.

 

Parmi les œuvres qui ont influencé les frères de Limbourg figure la Pietà de leur oncle Jean Malouel. Ils y reprennent la figuration maniériste du corps du Christ, affaissé dans les bras de Dieu le Père et de Marie, mais aussi une représentation anatomique très précise du corps, jusqu'au sang qui coule de son flanc et de ses stigmates (voir Glossaire). L'oeuvre de Giotto a également influencé les frères de Limbourg, comme dans la Fuite en Egypte, à laquelle ils empruntent la composition (une étroite route au pied d'une montagne, un ange guidant les voyageurs), l'expressivité (le regard inquiet que Joseph jette à son épouse et son enfant) et la monumentalité de la figure de la Vierge qui trône, telle une statue, au centre de l'image. 

 

Si les frères de Limbourg apparaissent comme de véritables génies de la peinture de manuscrit parce qu'ils inventent un style propre, ils ne s'inscrivent pas moins dans une sorte de modèle collectif. Souvent, leurs personnages et les scènes qu'ils peignent s'inspirent, dans leurs attitudes, leurs regard et jusque dans les plis de leurs vêtements, d'autres peintures. Comme la plupart des artistes de leur temps, les frères de Limbourg utilisent également des livres de modèles.

Giotto (1266/7-1337), La fuite en Egypte.

Cette oeuvre, extraite des Scènes de la vie du Christ, qui ornent les murs de la Chapelle Scrovegni à Padoue, est dans le domaine publique. Cliquez sur l'image pour accéder au fichier d'origine.

Un manuscrit d'une très belle facture

Après la mort du duc en 1416, les Belles Heures restent en Anjou pendant plusieurs décennies puis disparaissent des textes. Elles réapparaissent à la fin du XIXè s, passant notamment par la famille de Rothschild (une très riche famille de banquiers parisiens d'origine juive). On ne sait pas si, comme d'autres œuvres d'art détenues par la grande bourgeoisie juive, elles ont été transportées en Allemagne avant d'être retrouvées par l'armée américaine. Restituées à la famille après 1945, les Belles Heures réapparaissent sur le marché et sont acquises en 1954 par le musée new-yorkais des Cloisters.  

 

L'originalité des Belles Heures est qu'elles comprennent sept livres d'images en pleine page, restés sans équivalent dans les livres d'Heures. Le manuscrit compte en tout 172 enluminures, ce qui en fait l'œuvre la plus importante des frères de Limbourg. 

 

Les Belles Heures, ce n'est pas seulement l'oeuvre des frères de Limbourg mais aussi de nombreux artistes et artisans parmi lesquels les parcheminiers, doreurs et relieurs. Le rôle, mais aussi les zones d'intervention de chacun sont strictement définis, notamment par un pré-découpage, par une série de traits, de la page à copier et enluminer, de manière à éviter toute faute irréparable.

 

Le livre est peint sur velin, un type de parchemin produit à partir de la peau, particulièrement blanche et fine, d'un veau mort-né. Les pigments utilisés sont fabriqués par des apothicaires (des artisans spécialisés dans la fabrication et la vente de produits chimiques destinés surtout au soin des malades) et coûtent très cher. Les nimbes (auréoles dorées autour de la tête des personnages saints), mais aussi certains éléments de décor et de texte, sont réalisés à la feuille d'or. Les couleurs employées montrent la richesse du mécène. Le bleu outremer, très utilisé dans le manuscrit, vient d'Afghanistan. Les frères de Limbourg utilisent aussi les dernières couleurs à la mode, le jaune de plomb étain, un pigment découvert seulement au XIVè s, le vermillon (un pigment organique tiré d'un insecte, la cochenille) et le rouge de Paris, tiré d'un bois rouge appelé Brésil (parce qu'il avait la couleur de la braise), qui venait d'Inde.

 

Les frère de Limbourg utilisent également divers liants: le glaire (blanc d'oeuf battu) et la gomme arabique, un nouveau produit d'origine végétal, venu d'Afrique ou d'Inde, qui s'impose progressivement.

Le calendrier des Belles heures

Chaque mois commence sur un recto (page de droite) enluminé et se termine sur un verso (page de gauche) non enluminé.

 

Il y a quatre colonnes, que nous avons numérotées de 2 à 5. 

A la première ligne, les lettres enluminées KL (numéro 1) signifient "Kalendes", premier jour du mois. A droite, nous avons la mention du mois (janvier) puis, en jaune, du nombre de jours solaires (XXXI) et en rouge (sur la ligne de dessous), le nombre de jours lunaires (XXIX).

 

La colonne 2 est une série de chiffres romains, alternativement en rouge et en bleu. C'est les nombres d'or, qui permettent de fixer la date de la nouvelle lune et de la pleine lune (nombre d'or + 14).

 

La colonne 3 représente les lettres dominicales, de a à g, à l'encre noire: elles permettent de connaître tous les dimanches de chaque année. Avec le nombre d'or, les lettres dominicales permettent de calculer la date du dimanche de Pâques. 

 

La colonne 4 reprend les trois dates fixes de chaque mois du calendrier romain: calendes (1er jour de chaque mois), nones (5è ou 7è jour du mois), ides (13è ou 15è jour du mois). Mais en réalité, on utilise de moins en moins, au XVè s., le calendrier romain.

 

La colonne 5 indique les jours de fêtes, alternativement en rouge et en bleu et les jours saints en doré. 

Calendrier des Belles Heures du duc de Berry. Mois de Janvier. La numérotation, à part le numéro de folio (que nous avons entouré en rouge) a été ajoutée par nous-même.

[Domaine public]. Cliquez sur l'image pour accéder au fichier d'origine (Wikimedia). 

Au-dessus des textes, on trouve les activités du mois (numéro 6) et sous le texte (numéro 7), le signe du zodiaque qui lui est associé (ici, le Verseau). En haut à droite, entouré par nous en rouge, se trouve le numéro de folio (c'est-à-dire de feuille de parchemin pliée en deux, et non de page).

 

Dans le médaillon du haut, ici, nous voyons, non une activité, mais, pour le premier mois de l'année, une allégorie du temps qui passe: un jeune homme, à gauche, boit à une coupe pleine tandis qu'un vieillard tente en vain d'atteindre une carafe pour remplir sa coupe vide. Dans le médaillon du bas, le signe du Verseau est illustré par un homme dont la nudité contraste avec les magnifiques drapés des personnages du haut.  

 

Notez l'ornementation soignée et foisonnante des marges et la couleur rouge et bleue des feuilles, réservée aux mois de janvier et de décembre.

 

Les médaillons de droite et de gauche (numéro 8) représentent les armes du duc de Berry et le cygne, un de ses symboles personnels. 

Les Heures

Le calendrier est suivi de l'histoire de Sainte Catherine, de lectures des évangiles accompagnées de prières à la Vierge puis des Heures de la Vierge.

 

Les "Heures" ou "livres d'Heures" signifient un ensemble de textes religieux qui doivent être lus à 8 moments de la journée allant des matines (fin de la nuit) aux complies (coucher du soleil). A chaque heure correspondent des prières, des psaumes, des leçons et différentes récitations. Le texte le plus long est celui des matines. Chaque heure est introduite par une image qui fait référence à un moment de la vie de la Vierge en lien avec celle du Christ. 

Les Belles Heures du duc de Berry. L'annonciation.

L'oeuvre est dans le domaine public. Cliquez sur l'image pour accéder au fichier d'origine (Wikimedia).

Le folio 30, ci-dessous, correspond aux matines, avec le thème de l'Annonciation en illustration: l'ange Gabriel annonce à Marie qu'elle porte le fils de Dieu. Son regard est tourné, non vers Marie, mais vers la colombe du Saint-Esprit. Marie, elle, baisse modestement les yeux. Dieu le Père est figuré, couronné, dans un balcon au-dessus. La scène est majestueuse et monumentale : les éléments architecturaux qui encadrent entièrement la scène insistent sur son sens avant tout symbolique. Elle insiste davantage sur un thème religieux, l'Incarnation, que sur l'histoire d'un personnage, Marie. On lit, en latin, "Seigneur, ouvre mes lèvres et ma bouche fera retentir ta louange. Mon dieu viens-moi en aide".

 

Les Heures de la Vierge sont suivies des Heures de la Croix et du Saint-Esprit et de prières. Vient ensuite l'histoire de la fondation de l'ordre des Chartreux par saint Bruno à la fin du XIè siècle. Puis se succèdent l'Office des morts, les Heures de la Passion, une série de prières et un épisode de la vie d'Héraclius, un des premiers empereurs romains chrétiens, les histoires de saint Jérôme, saint Paul et saint Antoine, une série de messes, l'histoire de saint Jean-Baptiste et des prières pour les voyageurs. 

Les Belles Heures du duc de Berry. Le duc en voyage.

L'oeuvre est dans le domaine public. Cliquez sur l'image pour voir le fichier d'origine (Wikimedia). 

La dernière miniature du manuscrit montre le duc de Berry, vêtu de velours rouge et monté sur un cheval blanc, conduisant un groupe serré de chevaliers, un procédé classique de mise en profondeur. Le château au premier plan est représenté à échelle réduite, dans toute sa hauteur. Un autre château lui répond à l'arrière-plan. L'image représente peut-être la médiation effectuée par le duc de Berry lors des débuts la querelle des Bourguignons, derrière le duc de Bourgogne (dont on reconnaît l'étendard au premier plan) et les Armagnacs, derrière Louis d'Orléans, frère du roi Charles VI.

Vous aimez la peinture gothique? 

Lisez aussi La vie de saint François d'Assise peinte par Giotto.


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