Creed. La trace et l'héritage 

Bobak Ha'Eri/Wikimedia. La statue de Rocky à Philadelphie. Inaugurée en 2006, elle se trouve sur le côté du Philadephia Museum of Art [CC BY SA 3.0].

Mais que vient faire, sur un site d'histoire et de géographie, un film de fiction et qui plus est de culture populaire, et parmi les pires, un film sur la boxe?

 

C'est certainement la question que vous vous posez, parce que votre scolarité vous a fait intérioriser une hiérarchie des genres culturels qui place tout en bas le sport et en particulier les sports populaires, sports des pauvres, parmi lesquels la pétanque (mais oui, c'est un sport!), le foot ou l'hyper-violente boxe anglaise.


La réponse est pourtant évidente dans le titre français du film: "Creed: l'héritage de Rocky Balboa". Creed met au service de la perpétuation d'un véritable mythe cinématographique les deux ressorts classiques de l'histoire: la trace et l'héritage.

La trace

La trace, c'est la matière première de l'histoire, ce sans quoi elle ne pourrait pas reconstituer le passé. Les traces, les historiens les appellent des "sources". Il en existe différentes sortes, écrites ou non.
Dans les sources écrites, on classe toutes sortes de textes, religieux, littéraires, politiques, juridiques, rédigés sur du papyrus, du parchemin, du papier, mais aussi sur la pierre (on parle alors de sources épigraphiques) ou encore sur différents objets, dont notamment ceux du quotidien et les pièces de monnaies.
Les autres sources sont différents restes matériels du passé, qu'il s'agisse d'objets du quotidien (un miroir ou un jouet), de constructions monumentales (un temple, un palais) ou d'œuvres d'art (tel retable destiné à orner l'autel d'une église). L'archéologie s'attache à retrouver certains de ces objets, souvent enfouis sous les ruines du passé.
C'est en croisant ces sources différentes que les historiens construisent un discours sur le passé. Ce discours est le plus vraisemblable possible et toujours falsifiable (on peut en démontrer les erreurs éventuelles) par le réexamen des mêmes sources ou par la découverte de nouvelles.
Sur les périodes les plus récentes, les sources, surabondantes, sont complétées par la présence de témoins. Le piège pour l'historien est d'arriver à faire la part, dans le discours des sources, du subjectif (ce qui est lié à la perception d'un individu donné) et de ce qui est plus objectif. Les témoins nous apportent des informations précieuses, mais celles-ci sont biaisées (rendues pas tout à fait vraies) par l'émotion, les défauts de la mémoire, mais aussi la myopie du point de vue de l'acteur impliqué, qui voit les choses de trop près pour pouvoir en être bon juge. 

 

Le scénario et la mise en scène de Creed sur-sollicite les ressorts de la trace et de la mémoire.

Les traces de la gloire d'Apollo Creed, père du jeune héros inconnu Adonis, sont innombrables: photographies sur le ring, vidéos de ses combats, qui servent d'ailleurs d'initiation à la boxe à son bagarreur de fils.
Parallèlement, les traces d'une autre histoire, celle de Rocky, marquent physiquement la ville de Philadelphie. A son arrivée, Donnie est accueilli par la statue de Rocky en vainqueur, en tenue de boxe et les deux poing levés au-dessus de la tête. Il se rend au gym (salle de sport) du vieux Mick (l'ancien entraîneur de Rocky), où il pense pouvoir puiser quelque chose de la gloire du vieux copain de son père. Il n'y a rien, jusqu'aux tombes des proches du champion, qui nous soit épargné. Quoi de plus historique qu'une pierre tombale, ce monument qui résume en deux nombres, séparés par un trait d'union, les années d'une vie.

Les deux histoires, celles des deux champions Creed et Balboa, celui qui est mort sur le ring et celui qui survit tristement aux vieux jours de sa gloire et à la perte de son grand amour, se croisent sur les murs d'u restaurant italien miteux tenu par l'ancien boxeur ruiné.
Mais Rocky lui même est un témoin du passé. Donnie vient le consulter car sa mère adoptive veut à tout prix occulter l'univers honni de la boxe qui a tué son mari. Rocky est aussi la dernière trace vivante du passé dans cette modernité où les femmes sont désormais admises dans la salle clinquante qu'un ancien élève a repris à Mick pour la moderniser et y entraîner son champion de fils. Un vieux boxeur sur le retour, mais aussi, à la mode de ces Anciens des sociétés traditionnelles, voilà Rocky devenu le passeur de l'héritage.

L'héritage

L'héritage est en effet l'autre ressort central de l'histoire, une discipline dont l'objet central est la diachronie, c'est-à-dire ce qui reste après le passage du temps, quand on peut distinguer un avant et un après. Le travail central de l'historien n'est en effet pas seulement de décrire le passé mais de faire la part de ce qui reste et de ce qui change avec le temps qui passe. 
Et plus qu'une histoire de trace, Creed est l'histoire du temps qui passe, il est l'histoire d'un déplacement dans le temps, mais aussi dans l'espace social.
D'abord, fini le temps où on boxe dans des salles sordides situées au fin fond du ghetto noir-amércain. Le sport, et la saga de Rocky n'y est sans doute pas pour rien, s'est démocratisé (si on peut parler de démocratisation pour un sport qui recrute désormais dans tous les milieux sociaux aux lieu de ceux de la relégation urbaine) et fait même des recrues chez les femmes. 
Enfin, non, ce temps n'est pas tout à fait fini. Car pour retrouver l'âme de son père, c'est dans une de ces vieilles salles miteuses où Rocky est le seul blanc et où aucune femme n'irait s'aventurer que Donnie suit son entraîneur pour y commencer sa carrière de champion. L'eau n'a donc pas coulé sous tous les ponts...
Fini quand même le temps où on boxe pour vivre, celui où l'on risque son intégrité physique pour quelques dollars. Adonis, fils de riches, se bat pour se gagner lui même, pour retrouver ses racines. La boxe n'appartient plus à une communauté soudée par ses caractères ethniques et sa situation socio économique. L'individu à la recherche de sa propre authenticité a désormais droit de cité. 
Creed est un film d'initiation, au sens du roman d'initiation, dans lequel on voit débarquer à la ville un jeune héros qui doit s'y faire une place en adoptant de nouvelles mœurs et en endossant de nouvelles valeurs. A la différence qu'ici, c'est son admission dans la communauté que brigue le jeune héros, qui y gagne sa place en payant de son corps, mais en le faisant avec générosité.

Il a voulu porter la tenue de boxe de son père. Au prix d'un itinéraire qui lui fait découvrir les bas-fonds de la ville et le mène dans ses propres retranchements, Adonis Creed conquiert, avec l'aide du vieux Rocky, son propre nom. Mais le vieux Rocky lui-même est amené, par l'épreuve de la maladie et du temps qui passe, à repartir à la conquête de lui-même. C'est ce que symbolise la difficile ascension, à la fin du film, du Philadelphia Museum of Art, dont l'escalier est surnommé "Rocky Steps".

Alors, Creed, film d'histoire? 

Bien sûr que non! Vous savez, comme moi, qu'il s'agit d'une fiction.

Allons, faites le test.

Question 1: L'histoire est vraie, on a en a des traces tangibles (littéralement, qu'on peut toucher). Est-ce le cas pour la saga de Rocky?

Réponse: La statue de Rocky, que l'on voit dans le film, existe vraiment. Elle a été offerte par Rocky lui-même, euh, pardon, Sylvester Stallone, au Philadelphia Museum of Art. Mais tout le reste n'a jamais existé. 

Question 2: L'histoire est passée, on en connaît la fin avant même de voir le film. Est-ce le cas pour Creed

Réponse: Creed est une fiction. Les personnages sont des personnages, l'histoire est une invention. Par contre, la fin, on s'en doutait un peu, non? C'est que le scénario de Creed ressemble furieusement à celui du premier Rocky!

Question 3: L'histoire se veut impartiale. Elle reconstruit le passé sans chercher à l'évaluer. Est-ce le cas pour Creed

Creed relève beaucoup moins de l'histoire que du mythe. Il est une évaluation du monde, où il y a des gentils et des méchants et où on regrette le bon vieux temps des héros, qui étaient aussi, notez-le bien, des "vrais mecs".

En revanche, l'histoire, ne soyez pas naïf, n'a rien d'un discours neutre sur le passé. Les historiens ont commencé à écrire l'histoire pour magnifier (mettre en valeur) un passé idéalisé qu'ils proposaient en modèle à leurs contemporains. Aujourd'hui, les enjeux mémoriels, la mémoire du passé douloureux du génocide ou encore de l'esclavage ne peuvent laisser le passé s'écrire comme un simple récit. Le passé est évalué en fonction de nos valeurs actuelles d'égalité et de liberté.  

Pour voir la fiche du film sur Allociné.

Pour approfondir (et si vous aimez la boxe): Loïc Wacquant, Corps et âme. Carnets ethnographiques d'un apprenti boxeur, Agone, 2001.  

Pour apprendre à faire la critique d'un film historique (ou pas).


Écrire commentaire

Commentaires: 0